Ce que (ne) nous di(sen)t (pas) l(es)’approche(s) par compétence(s) sur l’apprenant – Origines (1/3)
Cette série de trois articles reprend une mini-conférence donnée à l’occasion des Journées Nationales des Formateurs de Nanterre, fin janvier 2025. Les deux premiers articles reprennent sans trop de modifications le texte de la conférence, le troisième propose quelques ajouts.
Introduction
A quoi tente de répondre l’approche par compétence ?
Tout le monde est a peu près d’accord pour dire que les connaissances ne sont pas autosuffisantes, qu’il ne suffit pas d’acquérir du savoir pour pouvoir le transférer dans une pratique.
Tout le monde est d’accord pour dire que l’apprentissage et la cognition, donc l’ensemble des processus qui font émerger la mémoire et la connaissance sont situés, situés dans types de pratiques, dans des modalités d’interaction avec des gens, avec des objets, dans des systèmes.
L’un des gros problèmes tient dans la définition de ces situations : je viens ici de lister quelques exemple extrêmement vagues de situations, mais, dans le champs de la pédagogie, la transférabilité des connaissances vers les pratiques amène naturellement à se demander, quelles pratiques ? quelles situations ? pour évaluer l’acquisition et la maîtrise des connaissances.
A cette problématique s’ajoute celle-ci : qui a la légitimité pour les définir, ces situations ? Quels contextes sont attachés à quels apprentissages ?
Pour synthétiser : l’approche par compétence, en tant que paradigme pédagogique, a pour ambition de proposer une réponse unifiée et cohérente, voire même globale, à la difficile question de l’acquisition des connaissances de leur réinvestissement dans la vie de l’apprenant, en estimant qu’il incombe au corps enseignant de le guider sur l’ensemble du processus, et non pas (ou non plus) seulement la phase d’acquisition des connaissances sous une forme fragmentée.
Je propose dans cette série de petits articles de tenter, humblement, d’analyser cette réponse un peu plus en profondeur. Il faut commencer par une généalogie de l’approche par compétence. J’ai organisé cette phase en deux parties :
- un point sur les origines institutionnelles, politiques et économiques de l’approche par compétence
- un point sur les origines théoriques et conceptuelles de l’approche par compétence.
Je ferai, dans un deuxième article, un tour assez rapide des principales fragilités conceptuelles et concrètes de l’approche par competence et je poursuivrai avec une proposition de portrait robot de l’apprenant.
Enfin, dans un troisième article, je proposerai d’ajouter une nouvelle couche de complexité et de flou en abordant d’autres propositions qui m’ont semblées intéressante, certaines radicalement contre l’approche par compétence, d’autres moins, ce qui vous donnera une idée de mon positionnement après quelques mois à travailler sur la question…
Comment j’ai travaillé sur le sujet
Loin d’être la présentation d’un travail de revue complète de la littérature (c’était mon ambition au départ, mais j’ai dû reculer parce que la littérature sur l’approche par compétence et sur la notion de compétence est colossale), j’ai tout de même tenu à revenir à la littérature scientifique, cette intervention n’est donc pas un retour d’expérience, ou un travail conceptuel et théorique original, c’est l’état des lieux de mes lectures et de la compréhension que j’en ai aujourd’hui ce 30 janvier 2025. Voici les caractéristiques de mon corpus en ce qui concerne les deux premiers articles publiés dans ce blog.
- 19 références (Articles de revues, et ouvrages)
- Période : 1992-2019
- Francophone (France, Belgique, Québec, Mauritanie, Sénégal)
- Variété de positions : des promoteurs comme Tardif, Roegiers et Coulet, des anti comme Hirtt et Crahay, des dubitatifs comme Anderson-Levitt, Bernard
Pour poser les choses franchement, je suis, pour ma part, assez sceptique au sujet de l’approche par compétence, et cette intervention le montrera assez clairement. Je suis plutôt convaincu de la bonne volonté de ses promoteurs dont je partage les constats de départ, beaucoup moins par les assises théoriques, les champs d’application qu’elle se donne et ses mises en pratiques. En revanche, je ne me considère pas comme radicalement anti-APC et je pense qu’il est possible de travailler avec en modifiant certaines de ses définitions de base et en adoptant une posture critique vis-à-vis des politiques qui la promeuvent. Ma position en tant que petit praticien, c’est “faisons avec, tant que le travail est bien fait, personne ne viendra m’embêter.”
Généalogies (institutionnelles et théoriques)
Généaologie politique, économique et institutionnelle
Si le terme de “compétence” existe dans la littérature depuis les années 30 (recherche Scopus), c’est vraiment à l’après-guerre que ce terme fleuri et est mobilisé dans le champs de l’éducation et plus particulièrement de la formation professionnelle. Deux pionniers de l’approche par compétence, Jacques Tardif, chercheur en psychologie, ou Guy Le Boterf, qui vient de de la sociologie naviguent tous les deux dans le domaine de la formation professionnelle, du management et de la gestion des ressources humaines. Si le second, Le Boterf, est, à ce que j’ai pu lire, resté dans le domaine de la formation professionnelle, Tardif, dès 1992(Tardif et al., 1992), estime qu’il est possible d’adapter l’approche par compétence à ce qu’il nomme les “enseignements fondamentaux”, autrement dit, la formation académique.
Dans tous les cas, personne ne nie que l’approche par compétence est, au départ, une émanation du monde du travail.
Constatant l’inefficacité de pedagogies prétendument centrées sur la transmission de contenus et de connaissances décontextualisées de toute intégration dans la vie des apprenants, les entreprises se sont inspirées des psychologies du travail, des recherches en ergonomie, et, dans un véritable élan réflexif, se sont demandées, mais c’est quoi un employé qui bosse bien ? Qu’est-ce qu’on attend de lui, comment on l’amène à ça, et pourquoi, quand il arrive chez nous, il est à peu près incapable de faire quoi que ce soit ?
Roegiers nous dit, en 2010 :
Pour ceux qui avaient pris connaissance de ces réflexions, il devenait indécent de raisonner uniquement en termes de contenus à enseigner. Il fallait préciser ce que l’on désirait apprendre à faire sur ce contenu (l’objectif est une capacité à exercer sur un contenu). Il fallait même autant que possible préciser les performances attendues en comportements observables de façon non ambiguë (Roegiers, 2010a).
Il poursuit :
Ces constats alliés aux impératifs de la compétitivité et de la rentabilité amenèrent les entreprises à créer leur propre service de formation afin que les nouveaux engagés ou le personnel à muter soient le plus rapidement « performants », c’est-à-dire capables d’accomplir leurs tâches avec une qualité proche du zéro défaut et de résoudre au mieux les problèmes susceptibles de survenir dans l’accomplissement de leurs tâches. Les services de formation eurent donc comme premier rôle de faire avec les services concernés de l’entreprise une analyse précise des tâches et d’identifier à partir de là les compétences requises. Ainsi naquit le concept de « référentiel de compétences ». (Roegiers, 2010a)
Auquel on peut ajouter la notion de “famille de tâche”, laquelle n’est pas mentionnée dans cet extrait.
Le domaine de la formation professionnelle est devenu progressivement ultra stratégique, crucial, et surtout très couteux pour les entreprises qui ont eu, on le comprend bien, tout intérêt à faire pression sur l’école pour adapter les programmes à cette notion de compétence faire peser les coûts ailleurs qu’en interne, elles ont ainsi poussé les pouvoirs publics à adopter une certaine langue, d’abord propre à la formation professionnelle.
On arrive à une deuxième phase de la mise en circulation, d’une part de la notion de compétence, d’autre part de l’approche par compétence. Il faut garder en tête que la circulation des politiques publiques d’éducation est généralement assez complexe, c’est un champs d’étude à part entière, je vais donc m’arrêter à quelques cas, qui n’épuisent en aucun cas toutes les modalités de circulation des APC.
Dans le courant des années 90, les entreprises vont faire pression sur l’Union Européenne pour la pousser à débloquer des moyens pour définir, pour chaque catégories de métier, un référentiel de compétences, et pour chaque formation une somme d’unités capitalisables, l’idée principale étant de faire correspondre les objectifs terminaux des formations avec les référentiels métiers (Roegiers, 2010a).

Dans le même mouvement, c’est l’OCDE qui va se saisir de la question de la réforme des programmes scolaires. Dans un rapport publié en 2001 (OCDE, 2001), l’organisation prend acte du fait que les économies développées sont fondées sur la capitalisation du savoir :
- les entreprises qui fonctionnent sont celles qui investissent dans la recherche et développement
- les profils de qualification montrent “une pente ascendante” dans la plupart des secteurs.
Mais, l’OCDE estime que le “stock de savoir” n’est peut-être pas si important qu’on peut se l’imaginer : les innovations technologiques entraînent des bouleversements à des rythmes de plus en plus frénétiques, détruisent des secteurs d’activités et démonétarisent des savoirs qui ne sont plus mobilisables. Nous entrons peut-être alors, dans une “économie apprenante” boostée par la globalisation et la déréglementation :
au sein de laquelle le succès des individus, des entreprises, des régions et des pays traduira avant tout leur capacité d’apprendre. (OCDE, 2001)
Le rôle de l’école doit, dans ce cadre, être profondément questionné. D’une part :
les professions libérales, les travailleurs, les scientifiques, etc., ne commencent à déployer effectivement leur savoir que longtemps – parfois très longtemps – après avoir quitté l’école. Une part importante du programme scolaire est alors oubliée, même chez les très qualifiés ; à plus forte raison chez ceux qui travaillent dans des environnements de basse qualification, qui, n’utilisant pas leurs connaissances, les perdront.
D’autre part :
Les questions relatives aux savoirs et compétences que l’école devrait privilégier lorsqu’elle prépare les élèves à leur vie future dans la société apprenante de demain sont encore compliquées par la forte disparité des parcours et orientations que suivront plus tard ces élèves.
Donc :
Tous n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la « nouvelle économie » – en fait, la plupart ne le feront pas – de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin.
Du point de vue des acteurs de l’OCDE le constat est rationnel : si l’économie est à ce point changeante, que les métiers et les compétences d’aujourd’hui ont peu de chance d’être ceux de demain, il n’est pas justifié pour l’école de transmettre des savoirs qui ne seront pas mobilisé dans la vie de l’individu de la société apprenante. Il vaut mieux investir sur l’acquisition de compétences clés, hautement transférables dans la plus grande diversité possible de familles de tâches.
Je passe très rapidement sur un deuxième grand acteur international qu’est l’UNESCO (UNESCO, 2019), grand promoteur de l’approche par compétence, notamment en Afrique avec, comme on peut l’imaginer de la part de l’Unesco, une approche beaucoup plus humanitaire que celle de l’OCDE. Elle a lancé tout récemment la Global Skill Academy un programme éducatif massif pour améliorer l’employabilité et la résilience (sous entendu, l’adaptation aux changements climatiques) de 10 millions de personnes pour 2029.
En France, l’approche par compétence fait réellement son entrée officielle avec la loi d’orientation pour l’avenir de l’école du 23/04/2005 et l’établissement de ce qu’on appelle le socle commun de connaissances et du Haut Conseil de l’éducation (le prédécesseur du Conseil Supérieur des programmes), chargé d’accompagner la mise en place du socle commun et d’évaluer sa pratique (LOI n° 2005-380 du 23 avril 2005 d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école (1), 2005; Bautier et al., 2017).

En Afrique, à la faveur de différentes phases de transferts de politiques publiques de la France vers les pays d’Afrique de l’Ouest et des programmes d’aide de l’Unesco, les notions d’APC et de compétences structurent les réformes curriculaires à partir du début des années 2000, en Mauritanie par exemple, mais aussi au Sénégal, et nous en reparlerons tout à l’heure.
Un tout petit point supplémentaire : 3 institutions scientifiques et d’enseignement supérieur ont été en tête de pont de la définition et de la promotion de l’approche par compétence :
- L’Université de Sherbrooke au Canada
- L’Université Catholique de Louvain-La-Neuve en Belgique
- L’Institut Français de l’Education à Lyon
L’APC : béhavioriste ou constructiviste ? (généalogie théorique)
En ce qui concerne les origines théoriques de l’APC, c’est beaucoup moins clair. Les débats sont toujours vifs aujourd’hui, et peuvent se résumer ainsi : L’APC est-elle d’origine comportementaliste/béhavioriste ou est-elle d’origine constructiviste voire socioconstructivitste ? Evidemment les profondeurs du débat sont plus complexes et plus subtiles, mais je pense pouvoir vulgariser tout cela avec trois positions :
Les défenseurs de l’APC : l’APC est une philosophie éducative constructiviste
En 1992, Jacque Tardif, à l’origine d’une des définitions les plus célèbres de la compétence (on y vient), positionne la réflexion sur le développement des compétences dans la formation professionnelle et dans l’enseignement fondamental très clairement dans lignée du constructivisme et du socio-constructivisme (Tardif et al., 1992).
Qu’est-ce que le constructivisme ? Je le redis, je ne suis pas un expert, je vais vulgariser, et il faut garder en tête que c’est très résumé, qu’il y a plusieurs constructivismes, une histoire de presque 1 siècle, et beaucoup de figures associées.
Le constructivisme pédagogique estime que l’appropriation des savoirs doit se faire par déconstruction-reconstruction : c’est-à-dire que l’apprenant doit cheminer dans une histoire (même un peu fantasmée) des savoirs, se confronter à des problèmes fondamentaux, formuler des définitions, découvrir des propriétés, faire des erreurs pour déconstruire les idées préconçues qu’il pourrait avoir et reconstruire à la place des savoirs solides, vérifiés et contextualisés (Crahay, 2006; Hirtt, 2009).
Par exemple : raconter la légende de Sissa pour aborder la notion de puissances en mathématiques (je vous laisse faire vos recherches, mais sachez que c’est une histoire qui m’est arrivée en 4e et dont je me souviens encore).
Le but d’une pédagogie constructiviste, c’est donc bien l’émergence du ou des savoirs via le cheminement pédagogique que l’enseignant élabore. Je cite Nico Hirtt en 2009 :
Pour l’essentiel, le constructivisme pédagogique affirme simplement, sur base d’observations scientifiques, que les concepts s’acquièrent plus facilement et plus efficacement lorsque durant l’apprentissage l’élève passe par un processus de (re)construction des savoirs, c’est-à-dire, techniquement, par sa participation à une démarche hypothético-déductive. La “mise en situation de recherche”, l’activité de l’élève sur des «chantiers de problèmes» qui “donnent sens” aux apprentissages, est plus efficace qu’une démarche exclusivement transmissive, d’une part parce qu’elle est source de motivation, d’autre part et surtout parce que le va et vient de questionnements, de tâtonnements, d’erreurs, d’hypothèses qu’elle engendre permet de progresser réellement dans la compréhension. Il s’agit en quelque sorte d’amener l’élève à parcourir à son tour un processus identique ou similaire à celui qui a vu éclore le savoir qu’il étudie (Hirtt, 2009).
Pour aller encore un peu plus loin, le socio-constructivisme ajoute que le travail de reconstruction des savoirs s’opère dans des contextes sociaux et d’interactions. A certains moment du processus éducatif, il n’y a pas de reconstruction possible sans interaction entre l’élève et l’enseignant, mais aussi entre les élèves, et entre l’élève et son contexte social familial (Crahay, 2006).
Dans ce cadre, l’APC est une approche constructiviste en ce que la notion de compétence, dans sa définition est un concept dit “intégrateur”(Roegiers, 2010b), il prend en compte à la fois les contenus, les activités à exercer et les situations dans lesquelles s’exercent ces activités. On retrouve effectivement un accent constructiviste et même socio-constructiviste en étant charitable avec cette insistance pour la nécessité de la contextualisation des contenus dans des activités et des situations.
Les contempteurs de l’APC : L’APC est une philosophie éducative d’inspiration béhavioriste
Du côté des anti-APC on va plutôt mettre en évidence une filiation intellectuelle entre béhaviorisme et la pédagogie par objectif (PPO) qui en découle et l’approche par compétence. Pour les anti, la compétence à acquérir ressemble furieusement à un objectif terminal de formation tel qu’on l’emploie dans le mouvement de la PPO. La PPO naît dans les années 60, je cite Bernard en 2007, dans un papier au sujet de la mise en place de l’APC en Mauritanie au début de années 2000 :
L’APC est un mouvement de réforme pédagogique issu du comportementalisme et héritier de la “pédagogie par objectifs” (PPO). L’idée est de proposer un apprentissage rationalisé. Les opérations mentales de l’enfant sont décrites avec précision, au moyen d’un appareil conceptuel détaillé. Elles sont mobilisées par le maître en vue de construire des “compétences”, c’est a dire des réponses à des “situations”, pour lesquelles l’enfant emploie un ensemble complexe de ressources diverses, des savoirs et des savoir-faire (Bernard et al., 2007).
Le béhaviorisme pédagogique, à l’origine donc de la PPO, insiste sur l’étude des comportements observables de l’élève en situation, et fait du maître ou du tuteur un évaluateur en continu. Puisqu’il n’est pas possible d’exposer et d’expliciter ce qu’il se passe dans la boîte noire de nos cerveaux, il faut se concentrer sur ce qu’il en ressort, c’est-à-dire les comportements. Le problème étant que les comportements sont plastiques et ambigus, le béhaviorisme aidé en cela de la tradition tayloriste de division des tâches dans le travail va tenter de réduire le nuancier des comportements en objets ou en séquences plus simples à étudier et à observer. Les référentiels de compétences professionnelles viennent là, de même que les différentes taxonomies comportementales et cognitives comme la taxonomie de Bloom. On ajoute à cela toute une ingénierie de conditionnement : à chaque comportement correspond un stimulus et un ou plusieurs effets, effets que l’on va évaluer (positivement ou négativement selon ce qui est attendu) et renforcer ou affaiblir un comportement.
Tout le travail du maître va consister à définir au plus précis les objectifs d’apprentissages. L’une des caractéristiques sur laquelle je n’ai pas insisté, mais qui ressort quand on lit les tenants de l’APC, c’est un certain détachement vis-à-vis de ce qu’on nomme les savoirs ou les contenus d’apprentissages. Les anti APC comme Marcel Crahay ou Nico Hirtt dénoncent le fait que dans l’apprentissage façon APC, l’acquisition des savoirs disciplinaires par exemple soit reléguée au second plan par rapport au développement des compétences elles-mêmes. Les savoirs sont des instruments qui ne servent qu’à développer des compétences mobilisables… quelque part (spoiler : au taf), tandis que du côté du constructivisme, l’apprentissage est au service du développement solide des savoirs pour eux-mêmes.
C’est cette relégation des savoirs au second plan, comme des outils permettant d’accéder, de développer ou de construire ses compétences qui donne à penser que malgré toute la bonne volonté des promoteurs de l’APC, elle reste, finalement un avatar du béhaviorisme, voire carrément du taylorisme et dans tous les cas une extension de la pédagogie par objectif en ce qu’elle est utilitariste. Et je crois qu’on ne peut pas reprocher les anti APC de le penser quand on lit le rapport de l’OCDE, ou des pédagogues comme Tardif qui insistent énormément sur la dimension finaliste/téléologique du développement des compétence : l’apprentissage et le travail de l’école doit suivre une voie qui produit suffisamment de flexibilité dans le cadre finalement assez strict de l’économie de marché. Et ça s’appelle augmenter l’employabilité des individus.
La crainte des anti-APC comme Bernard, Hirtt ou Crahay, c’est ni plus ni moins que la soumission de l’école aux exigences patronales en ce que l’école serait construite uniquement comme une préparation à l’entrée dans le monde économique, et, encore une fois, cette crainte est légitime. Je vous parlais au début de la définition des situations dans lesquelles ces compétences doivent être mobilisées : c’est ce me semble, l’enjeu de tout ce débat. Comment sont-elles définies, qui dit où, quand et comment les compétences doivent être mobilisées ? Les promoteurs comme les anti tombent d’accord là-dessus : ce sont des situations professionnelles et ces situations professionnelles sont définies par le marché du travail dans une économie capitaliste (Tardif et al., 1992; Le Boterf, 1997; Crahay, 2006; Hirtt, 2009; Coulet, 2011). Pour les promoteurs, c’est logique et c’est ainsi qu’on permettra au gens d’occuper des emplois, pour les anti, cela revient à soumettre l’école aux exigences du marché du travail dans une économie capitaliste en crise perpétuelle incapable de faire face à aux menaces existentielles que nous vivons aujourd’hui, voire, qui s’en nourrit.
Ici, on entre dans le fond du débat, qui se trouve être le plus passionnant et sur lequel, je pense tout le monde à son opinion : c’est quoi l’objectif de l’enseignement de manière générale, est-ce que c’est préparer les individus à entrer dans le marché du travail ? Est-ce que c’est préparer les individus à s’adapter aux crises qui s’enchaînent ? Est-ce que c’est préparer les individus à adapter les systèmes humains aux crises futures ? Je caricature un peu en créant de fausses oppositions (et l’on pourrait me répondre que la question d’assigner un ou des objectifs à l’enseignement n’a pas de sens, que voulez-vous je suis matrixé), mais les missions de l’éducation sont de cet ordre, elle peuvent aider à perpétuer des fonctionnements ou à les modifier, à l’échelle du monde.
Les dubitatifs de l’APC : L’APC est les deux, elle est même plurielle, voire, elle est ce que vous voulez qu’elle soit
Troisième position, là encore injustement caricaturée par moi, c’est celle avec laquelle je me sens le plus en accord, et c’est aussi, selon moi, la plus dévastatrice pour l’approche par compétence.
Elle se résume ainsi : l’approche par compétence n’a pas d’assise théorique solide, les interprétations constructivistes et béhavioristes sont valables (Anderson-Levitt, 2017; Anderson-Levitt et al., 2017; Bautier et al., 2017; Paddeu & Veneau, 2017).
Ces réflexions sont généralement fruit d’anthropologues assez extérieurs aux différents débats qui agitent les pédagogues. Ces derniers font état d’une double filiation de l’approche par compétence, et même d’une triple filiation, et pourquoi d’une quadruple filiation, bref, d’un important flou théorique.
D’une part, oui, l’APC est d’origine béhavioriste, il y a bien une filiation entre la pédagogie par objectif et l’approche par compétence et on peut considérer cette dernière comme une extension de la première. Le problème étant que cette pédagogie n’est plus à la mode, et qu’il faut se débarrasser de l’étiquette, mais l’origine professionnelle de l’APC, la relégation des savoirs au profit du développement de compétences qui sont évaluées avec les outils de comportementalisme, oui, ça marche.
Mais d’autre part, oui, d’authentiques tenants du constructivisme et du socio-constructivisme, ainsi que quantité d’autres mouvements comme certains cognitivistes dont je ne parlerai pas aujourd’hui, ont défendu l’approche par compétence avec des arguments tout à fait légitimes de leur points de vue, l’approche par compétence met au centre non plus les savoirs mais les apprenants, elle intègre très facilement des méthodes pédagogiques innovantes, participationnistes et fondées sur l’activités de l’apprenant, et favorisent le bien-être en classe, la motivation, la rétention et la transférabilité (Roegiers, 2010b; Bautier et al., 2017).
Et tout cela est vrai, le socle de connaissance de la loi d’orientation pour l’avenir de l’école du 23 avril 2005 a par exemple été soutenue autant par des promoteurs des pédagogies dites progressistes (donc fondées sur le constructivisme et le socio-constructivisme) comme des syndicats de gauche, la Ligue de l’enseignement qui y voyaient une “promesse démocratique” pour “transformer l’Ecole-machine à trier en une école de l’émancipation” (Bautier et al., 2017) que par des conservateurs pédagogiques qui ont vu dans la notion de socle commun de connaissances et de compétences une opportunité pour graver dans le marbre un retour aux fondamentaux, le “back to basics” qui dénonce les pédagogies plus horizontales, toutes les éducations à “la sexualité, l’éducation aux médias, la citoyenneté…” et promeut le “savoir lire-écrire-compter” (Anderson-Levitt et al., 2017).
De même, le danger de voir les milieux patronaux mettre la haute main sur les programme scolaires et universitaires n’a pas été souligné que par des anti-APC paranoïaques ou gauchistes, Roegiers lui-même, un des principaux promoteurs et théoriciens de l’approche par compétence et des pédagogies intégratives est absolument clair sur ce point, je le cite :
Nous nous situons dès lors en rupture très claire avec la conception généralement admise dans le monde professionnel, dans laquelle la compétence est essentiellement au service de l’entreprise, et où elle est vue comme une fonction de production, en vue d’une obligation de résultat (Roegiers, 2010a).
Et un peu plus loin, au sujet de l’approche par compétence au sein du secondaire et dans le supérieur :
Et c’est là probablement le caractère limitatif de la compétence dans l’enseignement secondaire et supérieur. C’est que l’on voit mal comment on pourrait y développer exclusivement des compétences, ce qui déboucherait sans doute sur un enseignement utilitariste, professionnalisant à outrance (Roegiers, 2010a).
Pour les dubitatifs, l’approche par compétence, par les effets concrets qu’elle produit, et notamment par la diversité assez extrême de ses soutiens qui vont de la gauche radicale à l’extrême droite, tend à montrer qu’elle n’est peut-être pas théoriquement stabilisée, pas suffisamment structurée, pas claire dans ses distinctions conceptuelles, voire, même carrément frappée du sceau de l’incohérence conceptuelle et de l’autocontradiction. C’est en ce sens que je pense que cette position est plus dévastatrice pour l’approche par compétence que celle qui la voit comme un pur avatar des psychologies béhavioristes parce qu’elle peut se résumer à des postures qui ne sont pas suivi d’effets, parce qu’on peut “faire avec, tant que le travail est bien fait, personne ne viendra nous embêter”.

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