Portraits de formateurs

Portrait #10 : Thibaut Canuti

Partager cet article

2 minutes pour vous présenter

Je m’appelle Thibaut Canuti, je suis conservateur en chef des bibliothèques et directeur des médiathèques et de la cinémathèque de Martigues. Mon parcours est un peu atypique dans le sens où j’ai d’abord été contractuel en bibliothèque et ensuite j’ai vraiment connu tous les postes, toutes les configurations et tous les grades de la filière puisque j’ai réussi mes concours dans l’ordre (ce n’était pas prévu comme ça mais c’est comme ça que ça s’est passé).

J’ai toujours exercé ce métier. C’est à partir du moment où je quitte la territoriale pendant quelques années pour aller travailler dans une BU que, justement, comme je ne voulais pas me couper de la lecture publique, territoriale, je me suis dit que j’allais proposer mes services au CNFPT pour enseigner. Donc maintenant, ça fait depuis 2007 que je fais de la formation régulièrement, pour ne pas dire chaque année, avec une limitation évidemment qui est que j’ai un métier. Je suis obligé de poser des congés pour donner des cours donc je sélectionne maintenant de plus en plus les formations que j’accepte parce que dans la territoriale il n’y a pas tant de monde que ça qui se mobilise pour la formation et donc, quand ils tiennent des volontaires qu’ils connaissent un peu, ils ont tendance à vous solliciter. Je forme à mon métier, à la bibliothéconomie, et à la préparation des concours.

En bibliothéconomie, j’ai fait beaucoup de formations mais deux choses qui me tiennent à cœur et qui reviennent souvent c’est la littérature de jeunesse et la politique documentaire. Et puis de plus en plus maintenant, je fais des formations en intra c’est-à-dire des formations qui ne s’adressent pas à un groupe de fonctionnaires territoriaux qui seraient issus de collectivités différentes mais plutôt à une équipe en particulier. Donc là je vais travailler sur une colle professionnelle -mettons la politique documentaire d’une bibliothèque- et je suis en direct avec tous les agents (souvent d’ailleurs avec à la fois la direction et vraiment tous les agents).

Je m’aperçois que c’est ce qui finalement me motive et qui m’intéresse le plus parce qu’on est sur des questions qui sont à la croisée des chemins entre les compétences et presque du coaching, du suivi. Ce qui est attendu, plus que le corpus de connaissances que l’on va pouvoir apporter, c’est finalement comment on va arriver à mettre en place quelque chose dans une structure. Et finalement les obstacles à lever ne sont pas uniquement des questions de culture commune mais plus des questions d’équipes : comment on peut arriver à mettre en mouvement une équipe, à retrouver du sens en tant qu’équipe y compris des aspects de camaraderie, d’organisation interne, comment tout cela peut s’organiser… Donc le rôle du formateur dépasse très largement celui de « professeur ». Je dirais presque que mes aptitudes de manager si tant est que j’en ai, sont encore plus attendues que tout le reste.

Ces interventions sont uniques ou y a-t-il tout un suivi avec plusieurs séances ?

Les formations en intra c’est souvent sur plusieurs jours. C’est parfois avec toute l’équipe, parfois de manière un petit peu plus resserrée après coup ave l’équipe de direction. Moi j’aime bien ces projets globaux, voir ce qui se passe dans une équipe après qu’on a proposé un process, des méthodologies, et qu’on a levé les obstacles internes qui très souvent sont des obstacles organisationnels. Ce n’est pas une question de manque de compétences de certains membres de l’équipe, c’est plutôt l’organisation qui très souvent est à travailler pour que quelque chose se produise.

C’est ce qui explique pourquoi, lorsque vous m’avez demandé de choisir une illustration pour la formation, j’ai choisi la Cène de Léonard de Vinci. Parce que, pour le coup ce n’est pas une question de bigoterie, une question de religion, c’est plutôt une question de rapport entre le formateur et les élèves, les étudiants, ceux qui l’ont sollicité. C’est du coup un rapport qui peut se rapprocher de maître à disciples et c’est comment on va mobiliser toute une expérience et travailler sur toute une série de valeurs d’équipe pour que les choses se mettent en place.

Qu’est-ce que la formation pour vous ?

C’est à la fois mobiliser des connaissances et être dans cette notion de la transmission qui est fondamentale.

 Moi, j’avais été assez seul finalement pour me former, pour réussir mes concours, pour évoluer… J’étais pas forcément calibré pour réussir ça donc ça m’a demandé beaucoup de travail,  d’opiniâtreté et quelque chose d’assez solitaire. J’ai 51 ans donc j’ai commencé ma carrière dans les années 90. A cette époque-là, j’ai beaucoup été formé par les anciens ; je devrais dire les anciennes, c’étaient principalement des femmes, des collègues super chevronnées qui m’ont tout appris et qui le plus souvent avaient fait le CAFB [Certificat d’Aptitude aux Fonctions de Bibliothécaire] qui était une formation tout terrain mais créait des professionnels assez solides finalement. Et c’est elles qui m’ont appris mon métier donc j’avais cette volonté de transmettre. Dans la formation, il y a cette notion de transmission, de partage.  

Et puis ce qui m’intéresse, c’est presque quelque chose d’un petit peu plus analytique : comment on va faire en sorte, au travers d’un projet pour lequel on se forme, de trouver les obstacles d’équipe, trouver les obstacles qui sont le plus souvent humains, des obstacles organisationnels ;   comment on peut arriver à remobiliser des équipes, leur redonner du jus, du sens et faire en sorte qu’ils fassent équipe. Je m’aperçois finalement que c’est presque ça que je fais : essayer de travailler aux conditions nécessaires pour qu’un projet se mène à bien.

Qu’on ne se raconte pas d’histoire : les bibliothécaires n’ont pas besoin d’un formateur pour lire Calenge et savoir comment faire une politique documentaire : il y a tout un tas de documents de synthèse qui existent. Finalement, la plus-value d’un formateur qui vient expliquer des détails qu’il n’a pas lui-même inventés, une méthodologie, c’est presque secondaire… par contre essayer de recréer l’équipe, de travailler sur des valeurs, c’est ça qui m’intéresse.

C’est une approche très psychologique en fait ?

Oui, dans une certaine mesure. Il y a un bouquin qu’on adore ici à la bibliothèque et qui est un peu notre livre de chevet à mon adjoint et à moi-même parce que nous sommes très attentifs aux liens affectifs, à la camaraderie, à ce qui peut faire que les gens grandissent ensemble, ne se sentent pas diminués et se sentent dans un environnement bienveillant. C’est un bouquin sorti en 2021 qui s’appelle le Management selon Jésus et tout le propos c’est de dire que le meilleur manager du monde c’était Jésus, qu’on soit croyant ou pas. Il promeut quoi Jésus dans ce rapport avec ceux qui l’entourent et ceux qui l’approchent ? C’est l’amour, le pardon, l’équité la bienveillance, l’assertivité (qui serait la capacité à s’exprimer, à défendre ses droits, son opinion sans empiéter sur ceux des autres), la congruence (qui est le fait de s’ajuster parfaitement, d’être en concordance, l’alignement, la cohérence avec nos pensées, nos ressentis, nos actions) et la communication.  Et finalement, je m’aperçois bien souvent lorsque j’arrive que ce n’est pas le manque de connaissances qui coince mais ce sont bien souvent des questions organisationnelles, des choses qui traversent négativement l’équipe et qu’il faut travailler donc, avec le prétexte de la méthodologie d’une politique documentaire, on en vient finalement à se réorganiser. C’est ça que j’amène :  se réorganiser avec des principes directeurs, avec des valeurs. Et je crois vraiment à ça, c’est ce que je fais. C’est très immodeste quand j’y pense !  Mais, finalement, c’est l’impression que je retire de ce travail.

Une technique que vous aimez bien utiliser ?

Je ne sais pas vraiment mais, en tout cas, il y a des techniques que je n’utilise pas.

Par exemple, je suis très peu PowerPoint qui stérilise un peu la pensée, amène à des choses prédigérées et capte de manière factice l’attention des gens.

J’essaie de mouiller la chemise. D’ailleurs c’est prodigieux parce qu’une journée de 6 heures de formation me terrasse, me fatigue bien plus qu’une journée où je vais passer 10-12 heures au boulot. C’est énorme l’engagement qu’il peut y avoir donc j’essaie d’avoir de l’énergie, d’amener un échange avec chacun, de comprendre quelles sont les organisations auxquelles j’ai affaire, ce qui coince, je m’efforce de redonner du sens.

C’est vrai que dans les bibliothèques publiques, on promeut des valeurs qui ne sont pas anodines, qui ne sont pas celles de tous les équipements ou de tous les établissements culturels. La bibliothèque publique en France a un statut, un caractère symbolique qui est particulier. Elle est assez consubstantielle du vivre-ensemble, du contrat social républicain, elle est indissociable de la République, donc on travaille sur des valeurs. Très souvent, ce que vient chercher la personne dans une formation c’est une capacité à refaire équipe, à ne pas oublier les grandes valeurs cardinales qui président à nos actions. Souvent j’ai l’impression qu’ils viennent chercher plus qu’un corpus de connaissances, une prise de distance, de la hauteur de vue sur leur métier et c’est ce à quoi j’essaie de m’attacher.

Je vais sur quelque chose de très dynamique. Je parle beaucoup aussi de mes expériences ; j’échange, j’essaie de me rendre accessible, et sinon, je suis sur quelque chose d’assez magistral en termes de méthodologie de formation mais avec tout le temps le lien sur l’organisation. Ce qui m’intéresse, et j’y reviens toujours tout au long d’une formation, c’est comment vous allez pouvoir utiliser les connaissances que je suis en train de vous donner sinon ça n’a pas de sens. Ce qui m’intéresse c’est comment on va casser les blocages ou les mettre à jour pour que les choses puissent se mettre en place concrètement.

Donc, vous pourriez tout à fait faire vos formations dans une pièce vide, sans aucun accessoire, sans rien, seulement vous et vos participants ?

Quasiment. Alors, pour les formations sur la littérature jeunesse évidemment c’est un peu embêtant lorsque on ne peut pas montrer des albums, des images des illustrations. J’ai beaucoup de formations sur la littérature jeunesse, pour les bébés lecteurs notamment, avec tous les professionnels de la petite enfance pour essayer de se donner une culture commune. La littérature jeunesse est essentiellement visuelle, on ne peut pas faire abstraction de ça. C’est encore mieux d’ailleurs quand on fait tourner des bouquins, lorsque même on lit des passages donc là c’est beaucoup plus facile. Après, pour des questions purement bibliothéconomiques, il n’y a pas besoin de grand-chose en fait.

 Le(s) public(s) préféré(s) ?

Peut-être pour revenir sur les formations que j’ai pu faire sur la littérature de jeunesse, j’aime bien former des personnes qui ne sont pas professionnelles du livre, le plus souvent ce sont des personnels de l’enfance que je peux rencontrer à la fois dans la collectivité avec laquelle je travaille. Il peut y avoir aussi des personnes issues d’associations de promotion de la lecture qui viennent chercher un corpus de connaissances, des repères.

J’aime bien travailler effectivement avec ceux-là parce que moi j’ai biberonné à un dispositif qui est aujourd’hui un peu moribond qui s’appelle Ville-lecture qui date des années 80. C’était l’Association française pour la lecture, qui était tenue par le père de la Méthode globale, Jean Foucambert, qui considérait que cette affaire de lecture et d’écriture était tellement importante -il parlait de « lecturisation » de la société- qu’il ne fallait pas la laisser aux seules mains des pédagos. Les bibliothécaires qui lui ont emboité le pas ont dit que c’était tellement important aussi qu’il ne fallait pas que ce ne soit qu’une affaire de bibliothécaires non plus et donc qu’il fallait que la société se mobilise, que la lecture et les ateliers d’écriture devaient être partout ; l’accès à la littérature, aux œuvres de l’art et de l’esprit, ça devait être de partout et pas qu’une affaire scolaire ou une affaire de bibliothèques. Donc, il y a cette idée dans l’Association française pour la lecture et dans le projet Ville-lecture de créer une culture commune avec toute sorte d’intervenants sociaux, éducatifs et culturels autour de la lecture et de l’écriture pour rappeler à quel point c’est nécessaire pour que les gens se construisent, s’affranchissent de leurs démons, construisent le monde, développent leur psyché … c’est fondamental.  Et je m’étonne d’ailleurs qu’on n’en revienne pas à ces fondamentaux-là et qu’on ne mette pas vraiment le paquet. On l’a un peu fait notamment au travers des contrats « territoire-lecture » qui ont beaucoup fonctionné notamment ces dernières années et qui ne sont rien moins que des projets hors les murs, souvent des actions innovantes avec la lecture publique comme horizon.

Donc ce sont peut-être ces publics-là, qui ne sont pas des publics ni de libraires, ni de professionnels du livre ou de bibliothécaires que j’aime particulièrement former, toucher. J’ai fait dernièrement à Martigues, par exemple, tout un cycle de formations avec des assistantes maternelles, qui sont en contact tous les jours avec les 0-3 ans, et arriver à les convaincre de l’importance de lire, d’intégrer l’album dans leur travail avec leurs tout-petits, c’est vraiment faire œuvre utile.

Le meilleur souvenir et le pire souvenir de formation ?

Sincèrement, je n’arriverais pas à vous trouver un exemple en particulier.

Ce que je peux dire c’est qu’il y a eu des formations qui se sont avérées plus ou moins difficiles et très souvent le ver était dans le fruit, c’est-à-dire que la commande n’était pas adaptée. Par exemple, j’ai souvenir d’une formation où on m’avait demandé de couvrir toute la littérature jeunesse (l’album, le roman, les essais, les éditeurs, les grands courants, enfin, vraiment tout, tout, tout l’historique) en 3 jours et c’était clairement impossible. Il y a des gens qui font des masters là-dessus, qui passent des centaines d’heures à étudier tout ça et je m’en suis voulu après coup parce que j’y suis allée un petit peu à grand train pour tenir cette commande. C’était une connerie, je n’aurais pas dû l’accepter sauf que je suis Corse, que c’était en Corse que ça se passait et du coup je refuse très rarement quand la Corse m’appelle pour faire une formation. J’y vais évidemment. Forcément. Il y a le réflexe chauvin. Et je n’aurais pas dû ! J’aurais dû tenir bon et dire il faut qu’on soit plus raisonnable en fait quand on entend.

C’est un mauvais souvenir parce que ça n’atteignait pas la qualité que vous souhaitiez ou parce que votre public a été déçu à la fin ?

C’est les deux ! En fait, le public je n’ai pas réussi à l’entrainer parce que je suis allé tellement vie sur les grands concepts et les choses sur lesquelles il fallait s’arrêter, qu’eux n’y trouvaient pas forcément leur compte. Après en avoir discuté avec eux, je me suis aperçu que ce n’était pas spécialement ce qu’ils attendaient non plus ni ce qu’ils avaient demandé donc là c’est un exemple où, effectivement, la commande a été mal fagotée et où finalement ça met en danger tout le monde.

Après, quand on fait de la formation avec des professionnels, ce sont des gens qui ne sont plus habitués. Ce n’est pas comme des étudiants dans les BU qui sont un peu plus habitués à être dans cette posture apprenante. Les professionnels, ce sont souvent des gens qui ont décroché de leurs études depuis longtemps -voire très longtemps- qui sont dans une démarche de plus en plus cliente donc ils attendent quelque chose : ils veulent être édifiés, bluffés, ils attendent une plus-value, ils ne veulent pas perdre leur temps – ce que je comprends très bien-. Donc il peut y avoir comme ça des moments plus ou moins réussis.

Inversement, les moments où je me suis senti le plus heureux, le plus utile, c’est les moments où j’ai senti que se décoinçaient des problèmes organisationnels donc on avait fait un travail presque analytique et, encore une fois, par-delà les compétences et le corpus de connaissances, on avait pu travailler ensemble, se dessinait vraiment une nécessité impérieuse, partagée par tous -de la direction jusqu’aux agents- de changer l’organisation, de se réformer en interne pour que les choses puissent fonctionner, qu’on puisse retrouver du sens. Lorsque j’arrive à convaincre l’organisation qu’il faut qu’elle s’adapte pour mener à bien des projets concrets et vers toujours plus d’humain, là, je me dis que j’ai transmis quelque chose. A la fois j’ai transmis des connaissances, mais j’ai apporté aussi mon « expertise » de manager.

Quelle(s) formation(s) a (ou ont) été cruciale(s) dans la construction du formateur que vous êtes ?

Depuis que je donne des formations j’en suis beaucoup moins, ce qui n’est pas bien ! Mais il se trouve que je m’occupe aussi d’une e-communauté du CNFPT qui s’appelle Culture et territoire sur laquelle on fait une veille avec mon camarade Bertrand le Bars, au quotidien, 52 semaines par an, y compris la semaine de Noël, en juillet-août. On ne s’arrête jamais. Cette fonction-là m’amène à faire une veille constante. Du coup, j’ai un bon niveau de connaissances de ce qui peut être l’innovation du métier ou les grands questionnements.

Quand même, je dirais que ma scolarité à l’ENSSIB notamment a été quand même importante, même si, fondamentalement, je pense qu’on exerce un métier qui s’apprend sur le tas et au contact des autres. On n’invente souvent pas le fil à couper le beurre dans nos métiers : on reprend des expériences qui ont bien fonctionné. On les adapte. Et on essaie surtout de trouver du sens dans l’organisation, que chacun soit à sa bonne place. Le sel du manager, plus que de mettre en place des politiques ou des stratégies, c’est plutôt de mettre en place les conditions au sein de l’équipe pour que, chacun à la place où il se trouve, concourt au dessein collectif. C’est surtout ça. Mais quand même, il y a eu quand même ces expériences en tant qu’élève bibliothécaire puis conservateur à l’ENSSIB qui étaient assez rapprochées parce que j’ai eu les concours à un an d’intervalle, j’ai fait 2 an et demi d’ENSSIB (au grand désespoir des gens de l’ENSSIB d’ailleurs), et puis après, les formations que j’ai pu donner…La politique documentaire ça m’a toujours beaucoup intéressé parce que c’est l’affaire de tous donc c’est quelque chose qui peut traverser très positivement une équipe voire redonner quelque chose d’un peu démocratique à un fonctionnement interne et puis, par définition, elle amène par ricochets à s’intéresser à tous les aspects de la vie de la bibliothèque. Donc ce n’est pas pour rien que c’est un peu l’art noble de la bibliothéconomie : ça amène à remettre en question toutes les fonctions de la bibliothèque et tous ses aspects et c‘est pour ça que ça m’a beaucoup intéressé. En même temps, c’est le truc donc tout le monde parle mais, en tout cas dans la territoriale, personne ou presque n’est capable d’arriver à quelque chose. Moi j’ai voulu relever le défi, étant face à des bibliothécaires, souvent dans des petites collectivités, avec des petites équipes.

Comment abordez-vous la question de l’I.A. ?

Moi, dans l’établissement qui est le mien, je ne me suis pas emparé de cette question. Même si, ces derniers temps avec quelques collègues qui sommes un peu rompus à la technique du grand oral, on a proposé aux lycéens qui passent l’oral du bac, qui étaient beaucoup à squatter chez nous, de les aider et de travailler avec eux.  Évidemment, chez les gamins, ça ne manque pas : ils travaillent à partir de ChatGPT et ils viennent avec leurs moutures développées, mises en forme par ChatGPT et alors on les a grillés en 2 minutes. Ils étaient tout étonnés.

Donc effectivement en bibliothèque on a sans doute une mission, ça c’est clair, on a le capital symbolique pour investir tout ce qui est humanités numériques. Aujourd’hui, comme jadis il y avait un certain corpus de connaissances qui constituaient le socle de ce qu’était la pensée d’un honnête homme, aujourd’hui il y a cette notion d’humanités numériques, dont il faut maitriser les outils, le fonctionnement de ce monde numérique et donner des clés pour ça. A la fois il est très utilisé, il est très présent dans la vie des jeunes et des moins jeunes et en même temps, on ne maitrise pas nécessairement les attendus.

Alors, moi, comme tout le monde, en tant que formateur, j’ai utilisé ChatGPT pour voir ce que ça pouvait donner et notamment lorsque je travaillais à une formation. J’ai demandé à ChatGPT de me faire un planning sur 3 jours, en lui donnant le maximum d’informations, en rentrant la commande du CNFPT et en affinant mes questions. Ça donne des résultats à peu près corrects, à part que ChatGPT c’est quelque chose de plat, ce n’est pas censé avoir trop de relief, ça ne doit pas être trop original, choquant… C’est très plat ! Dans une certaine mesure, ça participe à une certaine forme de « stérilisation » de la pensée. Donc, en tout cas en tant que formateur, je ne l’utilise pas. Je n’en vois pas l’intérêt. Mais ça peut être pas mal pour simplement à la fin comparer ce qu’on a prévu en termes de séquence de formations avec ce que proposerait Chat GPT pour voir si on n’oublie pas un aspect important.

Après, il y a une question générationnelle : moi je suis né en 1973 donc ChatGPT ne va pas foutre en l’air mon intellect et mon cerveau. Pour les jeunes générations, c’est autre chose. C’est tentant d’aller tout réaliser avec ça et en plus on est face à un outil qui se sophistique de plus en plus, qui va très vite. Parfois, avec mon adjoint, on utilise chat GPT pour rire quand on a une note de service à faire passer. Par exemple, on prend la note de service, on l’entre dans ChatGPT et on lui demande de nous la faire en alexandrins et il sort un poème tout à fait merdique… mais il est capable de le faire en alexandrins ! Et on le rebalance à l’équipe, nous on trouve ça drôle. Mais très honnêtement, mis à part ça …

Par contre, il faut absolument montrer les limites de ces outils-là, les suivre nous-même et particulièrement en BU, il y a une utilité à montrer comment à la limite ça peut être utilisé de manière pertinente -parce que ça peut être le cas pour les étudiants- et se méfier d’un outil qui va être forcément plat, neutre, sans relief, stéréotypé. Et en territoriale aussi, il y a cette attente de comprendre le monde numérique d’aujourd’hui, on a un rôle à jouer.

En tant que formateur, quel personnage de fiction seriez-vous ?

C’est bien compliqué, ça ! J’y ai un peu réfléchi et… le seul truc qui m’est venu spontanément c’est dans un film qui s’appelle Wonder boys avec Michael Douglas et Tobey Maguire, il y a un personnage super fendard de prof d’université qui est joué par Michael Douglas, c’est le professeur Grady Tripp. J’aime beaucoup le rapport très horizontal qu’il a avec ses étudiants et, tout au long de l’histoire, les étudiants apprennent à grandir, à se dévoiler, à s’enrichir. Il est proche d’eux mais avec une certaine distance. Il est lui-même un peu déglingué mais en même temps il a beaucoup de choses à leur apporter. Je ne sais pas si c’est pertinent mais si je devais choisir un personnage de fiction, je choisirais le professeur Tripp dans Wonder boys.  

Le lieu de formation de vos rêves ?

C’est la Corse ! Je suis corse et j’ai cet attachement viscéral, cette corsitude comme on dit, chevillée au corps et je suis toujours un petit peu en vibrations lorsque je vais là-bas. Comme ils sont un peu chauvins, les Corses, ils font appel à moi car ils savent que je suis corse même si je suis un Corse du continent. Et du coup, voilà : j’ai l’occasion d’y aller chaque année ou presque pour aller rencontrer des bibliothécaires de Corse et travailler avec eux sur tout un tas de questions. Pour moi c’est ça le lieu de rêve : c’est tellement beau et ça suscite chez moi tellement d’émotions que je n’ai pas à aller chercher plus loin.

Si vous aviez des moyens illimités que mettriez-vous en place ?

Je passerais beaucoup plus de temps à regarder à la loupe.

Je me suis aperçu que pour que des services se mettent en place, que des choses se mettent en place, y compris très techniques et qu’elles fonctionnent en bibliothèque il fallait que, comme dans une cellule familiale, chacun soit à sa juste place, que personne ne soit dans un positionnement où il se sent diminué. On ne réfléchit pas assez aux organisations, au sens qu’on leur veut donner donc si j’avais du temps et des moyens illimités, en amont d’un projet, par exemple de politique documentaire, j’aimerais travailler vraiment avec les équipes sur leur organisation. On ne parle même pas de politique documentaire là, on va poser les conditions de permettre de mener à bien le projet. Y a-t-il des règles qui vous handicapent ? quels sont les rapports que vous pouvez avoir les uns avec les autres professionnellement ? Comment s’organise la prise de décision ? Est-ce que vous connaissez toutes les valeurs des uns et des autres ? Quels sont les freins de l’organisation ?… Et je pense vraiment que c’est la condition pour que les choses marchent et pour que les projets puissent être menés à leur terme. Si vous avez des bibliothèques où les agents entre eux ne font pas équipe, si vous êtes dans une ambiance délétère, les gens le sentent, les usagers le sentent. Il ne suffit pas de se gargariser avec cette idée de tiers-lieu, il faut essayer de le mettre en place. Finalement, c’est McDo qui, dans un élan de génie marketing, a inventé ce slogan, qui est vraiment parfait pour nous : Venez comme vous êtes.

Si on prétend s’adresser à tout le monde, venez comme vous êtes, non seulement vous serez acceptés dans toute votre diversité mais vous serez bien, presque comme chez vous, à mi-chemin entre chez vous et le travail ; si on a cette ambition, il faut que dans la maison dans laquelle on incite les gens à venir, il y ait une bonne ambiance, qu’elle soit traversée par des bonnes énergies. Si les gens se détestent, s’il y a du conflit ça va suinter par tous les pores de la bibliothèque. Comme par hasard c’est dans ces équipes que les projets ne se mettent pas en place et que les gens ne viennent pas. Et quand on arrive à décoincer des choses à ce niveau-là, non seulement on arrive à conduire des projets  de manière collective là où ça semblait impossible avant et les résultats se font  sentir en terme de fréquentation, de volume de prêts, en terme d’inscrits parce que même si on sait aujourd’hui qu’une personne sur deux fréquente la bibliothèque pour autre chose que simplement la consultation ou le prêt de documents, il y a maintenant presque ce que j’appelle des « adhésions d’adhésion », c’est-à-dire des gens qui s’inscrivent alors qu’ils n’ont pas besoin d’être inscrits. Ils n’utilisent pas les services mais ils s’inscrivent quand même. Ils ont le truc de dire « On adhère tellement à votre projet qu’on va s’inscrire alors que ça ne nous rapporte rien de s’inscrire ».

Pour donner l’exemple de Martigues, il y a une mayonnaise d’équipe qui a bien pris, il y a tout un tas de projets, une réorganisation qui a été fructueuse, qui a été longue mais on a vraiment pris le temps d’avancer à pas comptés en ne laissant personne su le bord du chemin et comme par hasard nous, depuis 2021 qui est la fin du covid, on a triplé notre nombre d’usagers. On est passés de 3000 et quelques usagers à 10.000 aujourd’hui pour une ville de 50.000 habitants on est donc à 20% de taux d’impact et chaque année la moyenne augmente. On a doublé note nombre de prêts. On est passé de 100.000 à 200.000, alors qu’on a triplé le nombre d’usagers ce qui veut dire qu’on a pas mal d’adhésions d’adhésion.

Qu’est-ce que vous faites maintenant que vous ne faisiez pas au début ?

Je me suis aperçu que j’avais tendance à zapper au démarrage, lors de mes 1eres années de formateur, la partie tour de table. Je trouvais ça chronophage et ça ne me semblait pas déterminant. Alors, outre que je me privais de prendre la peine de connaitre un minimum ceux que j’avais autour de moi, j’étais dans une perspective d’efficacité. Et puis j’ai tourné casaque par rapport à ça, c’est-à-dire que le tour de table qui permet de se présenter basiquement, c’est aussi un moment donné où on commence chaque échange individuel et l’occasion de commencer à évoquer la problématique, les grands enjeux de ce qu’on s’apprête à voir dans le cours. Et finalement à chaque fois, presque immanquablement, chaque échange qui se fait avec la dizaine, la quinzaine, la vingtaine d’individus qu’on peut avoir dans une formation c’est prétexte à évoquer le sujet. Maintenant, sur une formation de 2 jours je prends carrément une demi-journée de tour de table, ça me fait une introduction gigantesque au sujet. Comme dans une dissertation, on pose les enjeux et la problématique.

Cette demi-journée me sert à évoquer les enjeux et la problématique et puis à sentir ce qui va ou ne va pas dans l’équipe lorsque c’est une formation en intra, c’est-à-dire quand j’ai tous les membres d’une équipe. Là, au travers de ce qu’ils me livrent, c’est presque comme en psychanalyse, c’est de la libre association : ils parlent de ce qu’ils veulent mais derrière ils ont envie de me dire un certain nombre de choses. Ils ont besoin de se livrer y compris sur leurs réticences, ce qui constitue selon eux des freins à la mise en place des projets. Cela va nourrir la réflexion analytique que je vais poser. Ce sont des échanges qui sont fondamentaux.

Quel(s) conseil(s) donneriez-vous au formateur débutant que vous étiez ?

Classiquement, les premières formations, je passais des heures à peaufiner mes cours, les documents que j’allais leur laisser, c’était un truc infernal. Et puis, ce n’est pas que je me suis mis à aller aux formations les mains dans les poches mais j’ai grandi en termes d’expertise, ce qui me rend plus solide. Au-delà de ça je dirais fais-toi confiance, fonce tête baissée, il est bon d’agir dans certaines occasions avec une forme de fanatisme et ce qui est attendu aussi c’est de l’allant, de l’énergie et donc ça va avec le reste. Il faut savoir ne pas tergiverser et y aller avec confiance. Si on n’est pas soi même persuadé qu’on a une forme d’expertise, ça va être compliqué d’en persuader les autres. Les personnes en situation d’apprenants vous perçoivent comme une forme d’expert. Et parfois même, comme une forme de coach, de mentor. Les gens ont besoin d’avoir de figures extérieures, des tiers bienveillants pour se pencher au chevet d’une fonction dans la bibliothèque, d’une équipe. Et du coup, ce sont des questions dont j’apprécie le caractère total.

(Entretien réalisé le 28 juin 2024)

Anne Guichard-Cazenave

Responsable du service de Formation des Usagers au SCD de l'université Paris I Panthéon-Sorbonne. Formations, rock'n roll & biquettes